Les femmes, elles hantent tellement ce récit.

Quand j’ai commencé à rédiger la vie d’Arthur, je pensais que ce serait une histoire d’hommes ; une chronique pleine d’épées et de lances, de batailles remportées et de frontières délimitées, de traités rompus et de rois détrônés, car n’est-ce pas ainsi que l’on raconte l’Histoire ? Quand nous récitons la généalogie de nos rois, nous ne nommons pas leurs mères et leurs grand-mères, nous disons Mordred ap Mordred ap Uther ap Kustennin ap Kynnar, et ainsi de suite en remontant jusqu’au grand Beli Mawr, notre père à tous. L’Histoire est le récit des actions des hommes, narré par des hommes, mais dans celle d’Arthur, tel le scintillement du saumon dans une eau noire comme la tourbe, les femmes brillent à coup sûr.

Les hommes font l’Histoire, et je ne peux nier que ce sont des hommes qui mirent la Bretagne à genoux. Nous étions des centaines, tous vêtus de cuir et de fer, portant bouclier, épée et lance, et nous pensions que la Bretagne était à nos ordres car nous étions des guerriers, mais il fallut à la fois un homme et une femme pour l’abattre, et des deux, c’est la femme qui causa le plus de mal. Elle lança une malédiction et une armée mourut. Voici maintenant son histoire, car elle fut l’ennemie d’Arthur.

« Qui ? » demandera Igraine lorsqu’elle lira ceci.

Igraine, c’est ma reine. Elle est enceinte, ce qui nous met en grande joie. Son époux est Brochvael, roi du Powys, et je vis sous sa protection, dans le petit monastère de Dinnewrac où je rédige en ce moment l’histoire d’Arthur. Je le fais sur l’ordre de la reine Igraine, qui est trop jeune pour avoir connu l’empereur. C’est ainsi que nous appelions Arthur, Empereur, Amherawdr dans la langue bretonne, même si lui-même utilisait rarement ce titre. J’écris en saxon, d’abord parce que je suis Saxon, et ensuite parce que Monseigneur Sansum, le saint évêque qui dirige notre petite communauté de Dinnewrac, ne m’aurait jamais permis de rédiger une vie d’Arthur. Sansum déteste Arthur, il vilipende son souvenir et le qualifie de traître, alors Igraine et moi, nous lui avons dit que je rédigeais un évangile de notre Seigneur Jésus-Christ en saxon et, comme Sansum ne parle pas cette langue et n’en peut lire aucune, notre supercherie a jusqu’ici assuré la sécurité de ce récit.

L’histoire devient plus sombre et plus difficile à narrer. Parfois, quand je pense à mon cher Arthur, je vois son apogée comme un jour brillant de soleil, pourtant les nuages se sont vite accumulés ! Plus tard, comme nous le verrons, ils se sont dissipés et, une fois de plus, le soleil a adouci le paysage de notre roi, mais ensuite la nuit est tombée et, depuis, nous n’avons plus jamais revu le soleil.

Ce fut Guenièvre qui assombrit le soleil de midi. Cela se passa durant la rébellion, lorsque Lancelot, qu’Arthur prenait pour un ami, tenta d’usurper le trône de Dumnonie. Il eut pour alliés les chrétiens qui, trompés par leurs chefs, dont l’évêque Sansum, crurent qu’il était de leur saint devoir de nettoyer le pays des païens et de préparer ainsi l’île de Bretagne pour le retour du Seigneur Jésus-Christ, en l’an 500. Lancelot fut aussi aidé par le roi saxon Cerdic qui, pour diviser la Bretagne, lança un terrible assaut dans la vallée de la Tamise. Si les Saxons avaient atteint la mer de Severn, les royaumes du nord auraient été coupés de ceux du sud. Mais, par la grâce des Dieux, nous avons vaincu non seulement Lancelot et sa populace chrétienne, mais aussi Cerdic. Cependant, lors de leur défaite, Arthur découvrit la trahison de Guenièvre. Il la surprit nue dans les bras d’un autre homme et ce fut comme si le soleil avait disparu de son ciel.

« Je ne comprends pas bien, me dit un jour Igraine, à la fin de l’été.

— Qu’est-ce que tu ne comprends pas, chère Dame ? demandai-je.

— Arthur aimait Guenièvre, non ?

— Il l’aimait.

— Alors pourquoi ne lui a-t-il pas pardonné ? J’ai pardonné à Brochvael au sujet de Nwylle. » Nwylle avait été la maîtresse de Brochvael, mais elle contracta une maladie de peau qui la défigura. Je suppose, mais je n’en ai jamais parlé, qu’Igraine s’est servie d’un sortilège pour infliger ce mal à sa rivale. Ma reine a beau se proclamer chrétienne, notre religion n’offre pas à ses fidèles le réconfort de la vengeance. Pour cela, il faut aller trouver les vieilles femmes qui savent quelles plantes cueillir et quelles incantations prononcer lorsque la lune décroît.

« Tu as pardonné à Brochvael, mais est-ce que Brochvael t’aurait pardonné ? »

Elle haussa les épaules. « Bien sûr que non ! Il m’aurait fait brûler vive, car telle est la loi.

— Arthur aurait pu la faire brûler vive, et il se trouva beaucoup d’hommes pour le lui conseiller, mais il aimait Guenièvre, il l’aimait passionnément, et c’est pourquoi il ne pouvait ni la tuer ni lui pardonner. Pas tout de suite, en tout cas.

— Alors, c’était un sot ! » dit Igraine. Elle est très jeune et affiche l’éclatante certitude de la jeunesse.

« Il était très fier », dis-je, et peut-être cela le rendait-il sot, mais alors, nous étions tous dans le même cas. Je fis une pause, pour réfléchir. « Il voulait beaucoup de choses, poursuivis-je, il voulait une Bretagne libre et la défaite des Saxons, mais dans son âme, il voulait aussi que Guenièvre lui affirme sans cesse qu’il était un homme bien. Et, en couchant avec Lancelot, elle lui prouvait qu’il était inférieur à son amant. Ce n’était pas vrai, mais cela le blessa. Profondément. Je n’ai jamais vu un homme aussi blessé. Elle lui a arraché le cœur.

— Alors, il l’a enfermée ? demanda Igraine.

— Il l’a mise en prison », dis-je, me souvenant comme j’avais dû conduire Guenièvre au reliquaire de la Sainte-Épine, à Ynys Wydryn, où Morgane, la sœur d’Arthur, devint son geôlier. Il n’y avait jamais eu d’affection entre Morgane et Guenièvre. L’une était païenne, l’autre chrétienne, et le jour où j’enfermai Guenièvre dans le lieu saint fut l’une des rares fois où je la vis pleurer. « Elle restera là jusqu’au jour de sa mort », me dit Arthur.

« Les hommes sont des sots, déclara Igraine, puis elle me lança un long coup d’œil en coin. As-tu été infidèle à Ceinwyn ?

— Non, répondis-je, sans mentir.

— As-tu jamais désiré l’être ?

— Oh, oui. Le bonheur n’éteint pas la concupiscence, Dame. En outre, quel mérite pourrait-on attacher à la fidélité si elle n’était pas mise à l’épreuve ?

— Tu penses qu’on a du mérite à rester fidèle ? » demanda-t-elle, et je me demandai quel beau jeune guerrier du Caer de son époux avait attiré son attention. Pour le moment, la grossesse la protégeait des sottises, mais je craignais ce qui pouvait arriver ensuite. Peut-être rien.

Je souris. « Nous voulons que ceux que nous aimons nous restent fidèles, alors l’inverse n’est-il pas évident ? La fidélité est un don que nous faisons à nos aimées. Arthur a offert la sienne à Guenièvre, mais elle ne la lui a pas rendue. Elle désirait autre chose.

— Quoi ?

— La gloire, et celle-ci n’inspirait que répugnance à Arthur. Il l’a acquise, mais ne s’en est jamais délecté. Guenièvre voulait une escorte de mille chevaliers, de brillantes oriflammes flottant au-dessus de sa tête, et que toute l’île de Bretagne se prosterne devant elle. Ce qu’il voulait, lui, c’était uniquement la justice et de bonnes récoltes.

— Et une Bretagne libre et la défaite des Saxons, me rappela sèchement Igraine.

— Cela aussi, acquiesçai-je, et encore autre chose. Plus que toutes les autres. » Je souris en l’évoquant, puis pensai que peut-être, de toutes les ambitions d’Arthur, c’est sans doute celle-là qu’il eut le plus de mal à réaliser ; et nous, ses rares amis, ne croyions pas vraiment qu’il la désirait.

« Continue, dit Igraine qui s’imaginait que je m’étais assoupi.

— Il voulait seulement un bout de terre, un manoir, du bétail, une forge à lui. Il voulait être un homme ordinaire. Il voulait que d’autres veillent sur la Bretagne pendant qu’il chercherait le bonheur.

— Et il ne l’a jamais trouvé ? demanda Igraine.

— Il l’a trouvé », certifiai-je, mais pas durant l’été qui suivit la rébellion de Lancelot. Ce fut un été sanglant, un temps de châtiment, une saison où Arthur s’acharna à réduire la Dumnonie à une soumission maussade.

Lancelot s’était enfui vers le sud, jusqu’à sa terre des Belges. Arthur aurait bien aimé le poursuivre, mais les envahisseurs saxons de Cerdic constituaient maintenant un danger bien plus grand. À la fin de la rébellion, ils étaient allés jusqu’à Corinium, et se seraient peut-être même emparés de cette cité si les Dieux n’avaient envoyé une épidémie qui ravagea leur armée. Les boyaux des hommes se vidaient sans qu’on puisse y mettre fin, ils vomissaient du sang, ils s’affaiblissaient jusqu’à ne plus pouvoir se tenir debout ; la maladie était à son apogée lorsque l’armée d’Arthur les attaqua. Cerdic tenta de rallier ses hommes, mais les Saxons se croyaient abandonnés par leurs Dieux, aussi s’enfuirent-ils. « Mais ils reviendront, me dit Arthur quand nous nous retrouvâmes parmi les restes ensanglantés de l’arrière-garde vaincue de Cerdic. Le printemps prochain, ils seront de retour. » Il essuya la lame d’Excalibur sur son manteau taché de sang et la remit au fourreau. Il avait laissé pousser sa barbe maintenant grisonnante. Cela le faisait paraître plus âgé, bien plus âgé ; la douleur de la trahison de Guenièvre avait creusé son visage, si bien que ceux qui n’avaient jamais rencontré Arthur avant cet été-là le trouvaient effrayant à voir, et il ne faisait rien pour adoucir cette impression. Il n’avait jamais été patient, mais sa colère était maintenant remontée à fleur de peau et pouvait jaillir à la plus petite provocation.

Ce fut un été sanglant, un temps de châtiment, et le destin de Guenièvre était de rester enfermée dans le sanctuaire de Morgane. Arthur condamna son épouse vivante au tombeau, et ses gardes reçurent l’ordre de l’y garder à jamais. Guenièvre, princesse d’Henis Wyren, disparut de ce monde.

 

*

 

« Ne sois pas absurde, Derfel, me rembarra Merlin, une semaine plus tard, dans deux ans, elle sera sortie ! Un an, probablement. Si Arthur voulait qu’elle disparaisse de sa vie, il l’aurait livrée aux flammes, et c’est ce qu’il aurait dû faire. Rien de tel qu’un bon bûcher pour améliorer le comportement d’une femme, mais inutile de dire cela à Arthur. Ce demeuré est amoureux d’elle ! Et c’est un demeuré. Réfléchis ! Lancelot est vivant, Mordred est vivant, Cerdic est vivant et Guenièvre est vivante ! Si l’on veut vivre à jamais en ce monde, la meilleure idée serait, semble-t-il, de devenir l’ennemi d’Arthur. Je me porte aussi bien qu’on peut l’espérer, merci de me le demander.

— Je vous l’ai demandé tout à l’heure, dis-je patiemment, et vous ne m’avez pas répondu.

— C’est mon ouïe, Derfel. Je deviens sourd. » Il se frappa violemment l’oreille. « Sourd comme un pot. C’est l’âge, Derfel, la vieillesse, un point c’est tout. Je décline manifestement. »

Ce n’était pas du tout le cas. Cela faisait longtemps qu’il n’avait pas paru en si en bonne forme et son ouïe, j’en suis certain, était aussi fine que sa vue qui, en dépit de ses quatre-vingts ans passés, demeurait aussi perçante que celle d’un faucon. Merlin ne déclinait pas, mais semblait disposer d’une énergie nouvelle que lui avaient apportée les Trésors de Bretagne. Ces treize trésors étaient anciens, aussi vieux que la Bretagne, et ils avaient disparu depuis des siècles, mais Merlin venait enfin de les retrouver. Ces Trésors détenaient le pouvoir de faire revenir les anciens Dieux en Bretagne, pouvoir qui n’avait jamais été mis à l’épreuve, mais en ces temps où la Dumnonie était complètement bouleversée, Merlin les utiliserait pour mettre en œuvre une formidable magie.

J’avais cherché Merlin le jour où je conduisais Guenièvre à Ynys Wydryn. Il pleuvait fort et j’avais gravi le Tor, espérant le rencontrer là-haut, mais le sommet de la colline s’était avéré désert et triste. Jadis, Merlin possédait un grand manoir sur le Tor, avec une tour de rêve, mais on l’avait réduit en cendres. J’étais resté dans ses ruines, en proie à une grande affliction. Arthur, mon ami, souffrait. Ceinwyn, ma femme, était loin de moi, dans le Powys. Morwenna et Seren, mes deux filles, se trouvaient avec elle tandis que Dian, ma benjamine, reposait dans l’Autre Monde, où l’avait expédiée l’un des hommes de Lancelot. Mes amis étaient morts, ou très loin. Les Saxons se préparaient à nous combattre l’année suivante, ma maison n’était plus que cendres et ma vie semblait morne. Peut-être la tristesse de Guenièvre m’avait-elle contaminé, mais ce matin-là, sur la colline d’Ynys Wydryn balayée par la pluie, je me sentis plus seul que je l’avais été de toute ma vie, aussi je m’agenouillai dans les cendres boueuses du grand manoir et priai Bel. Je suppliai le dieu de nous sauver et, tel un enfant, je quémandai de lui un signe qui me prouverait que les Dieux se souciaient de nous.

Le signe surgit une semaine plus tard. Arthur chevauchait vers l’est pour ravager la frontière saxonne, mais j’étais resté à Caer Cadarn, attendant que Ceinwyn et mes filles reviennent à la maison. Au cours de cette semaine-là, Merlin et sa compagne, Nimue, se rendirent au grand palais inhabité avoisinant Lindinis. J’y avais vécu jadis, pour élever notre roi Mordred, mais quand celui-ci avait atteint sa majorité, on avait donné le palais à l’évêque Sansum pour en faire un monastère. Puis les moines avaient été chassés des grandes salles romaines par les lanciers vengeurs, si bien que l’immense bâtiment était resté vide.

Les gens du coin nous dirent que le druide y habitait. Ils nous contèrent des histoires d’apparitions, de signes merveilleux et de Dieux marchant dans la nuit, aussi je m’y rendis à cheval, mais ne trouvai nulle trace de la présence de Merlin. Deux ou trois cents personnes campaient devant les portes, qui me répétèrent avec de grands gestes ces histoires de visions nocturnes, et les entendre me déprima. La Dumnonie venait d’endurer la frénésie d’une rébellion des chrétiens attisée par le même genre de superstition délirante, et il semblait maintenant que les païens allaient tenter d’égaler leur folie. Je poussai les portes du palais, traversai la cour principale et parcourus à grands pas les salles vides de Lindinis. J’appelai Merlin par son nom, mais n’obtins pas de réponse. Je trouvai un foyer encore chaud dans l’une des cuisines, et constatai qu’une autre pièce venait d’être balayée, mais n’y découvris rien de vivant, à part des rats et des souris.

Pourtant, ce jour-là, d’autres gens se rassemblèrent à Lindinis. Ils venaient de toute la Dumnonie et un espoir pathétique éclairait leurs visages. Ils avaient amené leurs infirmes et leurs malades et attendirent patiemment jusqu’au crépuscule ; le portail du palais s’ouvrit alors tout grand et ils purent pénétrer en marchant, en boitant, en se traînant, ou portés par d’autres, dans la vaste cour extérieure. J’aurais juré qu’il n’y avait personne dans le grand bâtiment, pourtant on avait ouvert les portes et allumé de grandes torches qui illuminaient les arcades.

Je me joignis à ceux qui s’entassaient dans la cour. Issa, mon commandant en second, m’accompagnait et nous restâmes près de la porte, enveloppés dans nos grandes capes noires. La foule se composait apparemment de paysans. Ils étaient pauvrement vêtus et avaient les visages sombres et hâves de ceux qui doivent lutter pour arracher leur subsistance à la terre, pourtant, dans la lumière flamboyante des torches, ces visages étaient pleins d’espoir. Arthur aurait détesté cette scène, car il avait toujours répugné à accorder un espoir surnaturel à ceux qui souffraient, pourtant cette foule avait tellement besoin d’espoir ! Les femmes tenaient à bout de bras des bébés malades ou poussaient au premier rang des enfants infirmes, et tous écoutaient avidement les contes miraculeux des apparitions de Merlin. C’était la troisième nuit de merveilles et, maintenant, tant de gens voulaient assister à ces miracles qu’il était impossible à tous de pénétrer dans la cour. Certains se perchèrent sur le mur, derrière moi, d’autres s’entassèrent au portail, mais personne n’empiéta sur la galerie qui entourait la cour sur trois côtés, car ses arcades étaient gardées par quatre lanciers qui, de leurs longues armes, tenaient la foule à distance. C’étaient des Blackshields, des lanciers irlandais de Démétie, le royaume d’Œngus Mac Airem, et je me demandai ce qu’ils faisaient là, si loin de chez eux.

Les dernières lueurs du jour s’étaient effacées du ciel et des chauves-souris voltigeaient au-dessus des torches tandis que la foule s’installait sur les dalles pour regarder fixement, avec espoir, la porte du palais qui faisait face au portail de la cour. Parfois une femme gémissait tout haut. Lorsque des enfants criaient, on les faisait taire. Les quatre lanciers s’accroupirent aux coins de la galerie.

Nous attendions. J’eus l’impression que cette attente durait des heures et mon esprit s’égarait, pensant à Ceinwyn et à Dian, ma petite fille morte, lorsque soudain un fracas métallique retentit à l’intérieur du palais, comme si quelqu’un avait, de son épée, frappé un chaudron. La foule retint son souffle et certaines femmes se levèrent et se balancèrent à la lumière des torches. Elles agitaient leurs mains levées et invoquaient les Dieux, mais nulle apparition ne se manifesta et les grandes portes du palais demeurèrent closes. Je touchai le fer de la garde d’Hywelbane, et le contact de l’épée me rassura. L’hystérie à fleur de peau qui régnait dans la foule était inquiétante, moins toutefois que les conditions mêmes de l’événement, car Merlin n’avait, à ma connaissance, jamais eu besoin d’un public pour pratiquer sa magie. De fait, il méprisait les druides qui rameutaient les foules. « N’importe quel illusionniste peut impressionner les imbéciles », se plaisait-il à déclarer, mais ici, ce soir, on aurait dit que c’était lui qui désirait « impressionner les imbéciles ». Il avait mis ces gens à bout de nerfs, les tenait gémissants et vacillants, et quand le grand fracas métallique résonna de nouveau, ils se mirent debout et commencèrent à crier le nom de Merlin.

Alors, les portes du palais s’ouvrirent toutes grandes et la foule lentement redevint silencieuse.

Durant quelques battements de cœur, le seuil demeura vide et noir, puis un jeune guerrier portant toute la panoplie de la guerre sortit des ténèbres pour se poster sur la plus haute marche de la galerie.

Il n’y avait rien de magique en lui, excepté sa beauté. Nul autre mot n’aurait pu le définir. Dans un monde de membres tordus, de jambes estropiées, de cous goitreux, de visages balafrés et d’âmes abattues, ce guerrier était beau. Grand, mince, les cheveux blonds, il avait un visage serein que l’on aurait qualifié d’aimable, et même de doux. Le bleu de ses yeux était saisissant. Il ne portait pas de heaume, si bien que sa chevelure, aussi longue que celle d’une jeune fille, flottait librement sur ses épaules. Sa cuirasse était d’un blanc éblouissant, tout comme ses jambarts et son fourreau. Son harnois semblait coûteux et je me demandais qui ce pouvait être. Je croyais connaître la plupart des guerriers de Bretagne  – du moins ceux qui pouvaient s’offrir une armure comme celle-ci  – mais ce jeune homme m’était étranger. Il sourit à la foule, puis leva les deux mains et leur fit signe de s’agenouiller.

Issa et moi demeurâmes debout. Peut-être était-ce dû à notre arrogance de soldats, ou peut-être voulions-nous seulement voir par-dessus les têtes.

Le guerrier à la longue chevelure garda le silence, mais lorsque le public fut à genoux, il les remercia d’un sourire, puis fit le tour de la galerie, éteignant les torches en les ôtant de leurs anneaux et en les plongeant dans des futailles pleines d’eau qui semblaient là à cet effet. Je compris qu’il s’agissait d’un spectacle soigneusement préparé. La cour devint de plus en plus sombre jusqu’à ce qu’il ne restât plus que la lumière des deux torches qui flanquaient la grande porte du palais. Il n’y avait qu’un mince croissant de lune et la nuit noire était glacée.

Le guerrier blanc, debout entre les deux dernières torches, prit la parole d’une voix douce pleine de cordialité, qui reflétait sa beauté. « Enfants de Bretagne, dit-il, priez nos Dieux ! Les Trésors de Bretagne sont dans ces murs et bientôt, très bientôt, leur puissance sera libérée, mais maintenant, afin que vous puissiez la voir, nous allons laisser les Dieux nous parler. » Là-dessus, il éteignit les deux torches et la cour fut soudain plongée dans les ténèbres.

Rien ne se passa. La foule marmonna, demandant à Bel et à Gofannon et à Grannos et à Don de montrer leur pouvoir. J’avais la chair de poule et j’empoignai la garde d’Hywelbane. Les Dieux nous entouraient-ils ? Je levai les yeux vers un pan du ciel où les étoiles scintillaient entre les nuages, et imaginai les grandes divinités suspendues là-haut, puis Issa hoqueta et je baissai les yeux.

Moi aussi, j’eus le souffle coupé.

Car une jeune fille, à peine sortie de l’enfance, était apparue dans le noir. Fragile, ravissante en sa jeunesse et gracieuse en sa beauté, aussi nue qu’un nouveau-né, elle était svelte, avec de petits seins hauts et de longues cuisses. Elle tenait un bouquet de lis et une épée à étroite lame.

Je ne pouvais la quitter des yeux. Car dans le noir, dans la froide obscurité qui avait suivi l’engloutissement des flammes, la jeune fille rayonnait. Elle rayonnait vraiment. Elle brillait d’une lumière blanche miroitante. Ce n’était pas une lueur vive, elle n’éblouissait pas, elle était simplement là, comme une poussière d’étoiles déposée sur sa peau blanche. C’était un rayonnement poudreux, épars, qui couvrait son corps, ses jambes, ses bras, ses cheveux, mais pas son visage. Les lis luisaient, et la longue lame de son épée chatoyait.

La jeune fille lumineuse s’engagea sous les arcades. Elle semblait inconsciente de ceux qui, dans la cour, présentaient leurs membres atrophiés et leurs enfants malades. Elle les ignorait, se contentant de parcourir la galerie, délicate et aérienne, son visage indistinct penché vers les dalles. Ses pas étaient légers comme une plume. Elle paraissait absorbée, perdue dans son rêve ; les gens marmonnaient et l’appelaient, mais elle ne les regardait pas. Elle continuait à marcher et l’étrange lumière miroitait sur son corps, sur ses bras et ses jambes, et sur sa longue chevelure noire qui encadrait son visage, masque noir au centre de la lueur mystérieuse, mais je ne sais comment, instinctivement peut-être, je pressentais que son visage était beau. Elle passa près de l’endroit où nous nous tenions, Issa et moi, et là, soudain, elle releva cette ombre d’un noir de jais qu’était sa figure pour regarder fixement dans notre direction. Je humai quelque effluve marin puis, aussi brusquement qu’elle était apparue, elle s’évanouit par une porte et la foule soupira.

« Qu’est-ce que c’était ? me chuchota Issa.

— Je l’ignore », répondis-je. J’étais effrayé. Il ne s’agissait pas d’une aberration, mais de quelque chose de réel, car je l’avais vue, mais qu’était-ce ? Une déesse ? Et pourquoi avais-je senti la mer ? « Peut-être était-ce l’un des esprits de Manawydan », dis-je à Issa. Manawydan était le Dieu de l’océan et ses nymphes devaient dégager cette odeur salée.

Nous attendîmes longtemps une seconde apparition, et lorsqu’elle se produisit, elle nous parut bien moins frappante que la luisante nymphe des mers. Une forme apparut sur le toit du palais, une forme noire qui lentement se transforma en un guerrier armé, coiffé d’un heaume monstrueux que couronnaient les bois d’un grand cerf. L’homme était presque invisible dans l’obscurité, mais quand un nuage libéra la lune, nous vîmes qui c’était et la foule gémit tandis qu’il se dressait au-dessus de nous, les bras étendus, le visage dissimulé par les protège-joues de son immense casque. Il portait une lance et une épée. Il resta immobile une seconde puis lui aussi s’évanouit, mais j’aurais juré avoir entendu une tuile glisser du pan le plus éloigné du toit avant qu’il disparaisse.

Juste comme il partait, la jeune fille nue réapparut, seulement cette fois ce fut comme si elle s’était simplement matérialisée sur la plus haute marche des arcades. Une seconde avant, il n’y avait là que ténèbres, puis soudain son long corps rayonnant se tint là immobile, bien droit, brillant. Une fois encore, son visage était dans l’obscurité, si bien qu’on aurait dit un masque d’ombre entouré par ses cheveux chatoyant de lumière. Elle resta sans bouger durant quelques secondes, puis entama une lente danse, pointant délicatement ses orteils pour exécuter une figure compliquée qui encerclait et traversait le même point de la galerie. Elle gardait les yeux baissés en dansant. Il me sembla qu’on lui avait badigeonné la peau de cette mystérieuse lumière miroitante, car je vis qu’elle était plus brillante en certains endroits, mais ce n’était sûrement pas le fait d’un être humain. Issa et moi étions maintenant agenouillés, car ceci devait être un signe des Dieux. C’était la lumière dans les ténèbres, la beauté parmi les vestiges. La nymphe continuait à danser, la lumière de son corps s’effaçait lentement et, lorsqu’elle ne fut plus qu’une charmante esquisse miroitante dans l’ombre de la galerie, elle s’arrêta, bras et jambes largement écartés pour nous faire hardiment face, puis disparut.

Un peu plus tard, deux torches allumées sortirent du palais. La foule criait maintenant, invoquant ses Dieux et exigeant de voir Merlin. Enfin, il apparut sur le seuil. Le guerrier blanc portait l’une des torches et Nimue, la borgne, l’autre.

Merlin s’avança jusqu’à la première marche et resta là, grande silhouette en robe blanche. Il laissa la foule poursuivre ses invocations. Sa barbe grise, qui lui descendait presque jusqu’à la taille, était tressée en mèches enrobées de rubans noirs, et sa longue chevelure blanche était nattée et attachée de même. Il portait son bâton noir et, au bout d’un moment, il le brandit pour signifier à la foule de se taire. « Y a-t-il eu une apparition ? demanda-t-il avec inquiétude.

— Oui, oui ! » répondit la foule, et le vieux visage intelligent et malicieux de Merlin prit alors une expression de surprise ravie, comme s’il n’avait pas su ce qui s’était passé dans la cour.

Il sourit, puis, s’écartant, fit un geste impératif. Deux petits enfants, un garçon et une fille, sortirent du palais, portant le Chaudron de Clyddno Eiddyn. La plupart des Trésors de Bretagne étaient de petits objets, ordinaires même, mais le Chaudron, lui, était un trésor de bon aloi et, des treize, celui qui possédait le plus de pouvoir. C’était un immense bol en argent, décoré d’un entrelacs doré de guerriers et de bêtes. Les deux enfants peinaient sous son poids, mais réussirent à le déposer à côté du druide. « Je possède les Trésors de Bretagne ! annonça Merlin, et la foule réagit en poussant un soupir de soulagement. Bientôt, très bientôt, je libérerai leur puissance. La Bretagne sera restaurée. Nos ennemis seront écrasés ! » Il marqua une pause pour laisser les acclamations résonner dans la cour. « Ce soir, vous avez vu le pouvoir des Dieux, mais ce n’était qu’une petite chose, une chose insignifiante. Bientôt, toute la Bretagne le verra, mais pour évoquer les Dieux, j’ai besoin de votre aide. »

La foule cria qu’il l’aurait et Merlin les approuva d’un large sourire. Cette bienveillance me remplit de soupçons. Je me doutais vaguement qu’il se jouait de ces gens, mais même Merlin, me dis-je, ne pouvait pas faire briller une jeune fille dans l’obscurité, je l’avais vue, et j’avais si grande envie de croire que le souvenir de ce corps agile, luisant, me persuadait que les Dieux ne nous avaient pas abandonnés.

« Il faudra venir à Mai Dun ! dit sévèrement Merlin. Il faudra venir. Vous marcherez jusqu’au bout de vos forces et vous apporterez de la nourriture. Si vous possédez des armes, prenez-les. À Mai Dun, il nous faudra travailler, et cette tâche sera longue et difficile, mais à Samain, quand les morts marcheront, nous évoquerons les Dieux ensemble. Vous et moi ! » Il marqua une pause, puis pointa l’extrémité de son bâton vers nous. La baguette noire vacilla, comme si elle cherchait quelqu’un, puis se fixa sur moi. « Seigneur Derfel Cadarn ! appela Merlin.

— Seigneur ? demandai-je, gêné d’être ainsi distingué dans la foule.

— Reste, Derfel. Les autres, partez. Rentrez chez vous, car les Dieux ne reviendront pas avant la Vigile de Samain. Rentrez chez vous, cultivez vos champs, puis venez à Mai Dun. Apportez des haches, apportez de la nourriture et préparez-vous à voir vos Dieux dans toute leur gloire ! Maintenant allez ! Allez ! »

La foule partit docilement. Beaucoup s’arrêtèrent pour toucher mon manteau, car j’étais l’un des guerriers qui avaient tiré le Chaudron de Clyddno Eiddyn de sa cachette, sur Ynys Mon et, pour les païens du moins, cela faisait de moi un héros. Ils touchèrent aussi Issa, car c’était un autre Guerrier du Chaudron, mais quand la foule fut partie, mon second m’attendit au portail pendant que j’allais voir Merlin. Je le saluai, mais le druide balaya d’un geste la question que j’allais poser sur sa santé pour me demander si les étranges événements de ce soir m’avaient plu.

« Qu’est-ce que c’était ?

— Quoi ? demanda-t-il d’un petit air innocent.

— La jeune fille dans le noir. »

Ses yeux s’élargirent pour jouer l’étonnement. « Elle était là de nouveau ? Comme c’est passionnant ! Etait-ce la fille avec des ailes ou celle qui brille ? La fille qui brille ! Je sais pas qui c’est, Derfel. Je ne peux pas résoudre tous les mystères de ce monde. Tu as passé trop de temps avec Arthur et, comme lui, tu crois que tout doit avoir une explication banale, mais hélas, les Dieux décident rarement de se faire comprendre. Voudrais-tu te rendre utile en ramenant le Chaudron à l’intérieur ? »

Je soulevai l’énorme Chaudron et le transportai dans la grande salle hypostyle du palais. Lorsque j’y étais entré plus tôt, ce même jour, elle était vide, mais maintenant, il y avait un lit de repos, une table basse et quatre supports de fer portant des lampes à huile. Allongé sur la couche, le beau guerrier en armure blanche, aux cheveux si longs, me sourit pendant que Nimue, vêtue d’une robe noire élimée allumait les mèches des lampes avec un rat-de-cave. « Cet après-midi, la salle était vide, dis-je d’un ton accusateur.

— Elle a dû te paraître ainsi, répondit Merlin avec désinvolture, mais peut-être avons-nous choisi de ne pas nous montrer. Connais-tu le prince Gauvain ? » Il tendit la main vers le jeune homme qui se leva et s’inclina. « C’est le fils du roi Budic de Brocéliande, ce qui en fait le neveu d’Arthur.

— Seigneur Prince », le saluai-je. J’avais entendu parler de Gauvain, mais ne l’avais jamais rencontré. Brocéliande était le royaume breton d’Armorique et dernièrement, comme les Francs harcelaient ses frontières, peu de ses habitants étaient venus jusqu’à nous.

« C’est un honneur de faire votre connaissance, Seigneur Derfel, dit Gauvain avec courtoisie, votre renommée s’est répandue fort loin de la Bretagne.

— Ne sois pas absurde, Gauvain, dit sèchement Merlin. La renommée de Derfel n’est allée nulle part, sauf peut-être dans sa grosse tête. Gauvain est ici pour m’aider, m’expliqua-t-il.

— En quoi ? demandai-je.

— À protéger les Trésors, bien sûr. C’est un redoutable lancier, à ce que l’on m’a dit. Est-ce vrai, Gauvain ? Es-tu redoutable ? »

Il se contenta de sourire. Il n’avait pas l’air très redoutable, car c’était encore un très jeune homme, qui ne comptait peut-être que quinze ou seize printemps, et il n’avait pas encore besoin de se raser. Ses longs cheveux blonds prêtaient à son visage un petit air féminin, et son armure blanche, que j’avais crue si coûteuse, n’était en réalité qu’un harnois ordinaire en fer, recouvert de chaux. Sans sa confiance en lui et son indéniable beauté, il aurait été comique.

« Qu’as-tu fait depuis la dernière fois que nous nous sommes vus ? » me demanda Merlin, et c’est alors que je lui parlai de Guenièvre, disant que je la croyais prisonnière à vie, et qu’il se railla de moi. « Arthur est un idiot, insista-t-il. Guenièvre est peut-être intelligente, mais il n’a pas besoin d’elle. Il a besoin de quelque chose d’ordinaire et de stupide, qui réchauffe son lit pendant qu’il s’inquiète au sujet des Saxons. » Il s’assit sur la couche et sourit lorsque les deux enfants qui avaient transporté le Chaudron dans la cour lui apportèrent une assiette de pain et de fromage avec un flacon d’hydromel. « Le souper ! dit-il joyeusement. Mange avec moi, Derfel, car nous souhaitons te parler. Assieds-toi ! Tu trouveras le sol tout à fait confortable. Installe-toi à côté de Nimue. »

Je m’assis. Nimue avait jusque-là fait semblant de ne pas me voir. L’orbite de l’œil qu’un roi lui avait arraché était dissimulé par un bandeau, et ses cheveux, qu’elle avait coupés ras avant que nous nous rendions au Palais marin de Guenièvre, avaient repoussé, même s’ils étaient toujours assez courts pour lui donner un air garçonnier. Elle semblait en colère, mais cela n’avait rien d’exceptionnel. Sa vie n’était consacrée qu’à une seule chose, la recherche des Dieux, elle méprisait tout ce qui la détournait de sa quête et peut-être pensait-elle que les plaisanteries ironiques de Merlin représentaient une perte de temps. Elle et moi avions grandi ensemble et, depuis notre enfance, je lui avais plus d’une fois sauvé la vie, je l’avais nourrie et vêtue, pourtant elle me traitait toujours comme si j’étais un imbécile.

« Qui gouverne la Bretagne ? me demanda-t-elle tout à coup.

— Ce n’est pas la bonne question ! la rembarra Merlin avec une véhémence inattendue, pas la bonne !

— Eh bien ? exigea-t-elle de moi, ignorant sa colère.

— Personne ne gouverne la Bretagne.

— C’est la bonne réponse », dit Merlin d’un ton vindicatif. Sa mauvaise humeur avait perturbé Gauvain qui se tenait debout derrière le lit de Merlin et regardait Nimue d’un air inquiet. Il avait peur d’elle, mais je ne l’en blâmais pas. Nimue effrayait la plupart des gens.

« Alors, qui gouverne la Dumnonie ? me demanda-t-elle.

— Arthur », répondis-je.

Nimue lança un regard triomphant à Merlin, mais le druide se contenta de secouer la tête. « Le mot est rex, dit-il, et si l’un de vous avait la plus petite notion de latin, il saurait que rex signifie roi, et non empereur. Le mot pour empereur, c’est imperator. Allons-nous tout risquer parce que vous n’avez pas d’instruction ?

— Arthur gouverne la Dumnonie », insista Nimue.

Merlin fit semblant de ne pas l’avoir entendue. « Qui est le roi ? me demanda-t-il.

— Mordred, bien entendu.

— Bien entendu, répéta-t-il. Mordred ! » Il cracha ce nom à Nimue. « Mordred ! »

Elle se détourna, comme s’il devenait assommant. J’étais perdu, je ne comprenais rien à leur discussion et n’eus aucune possibilité de les questionner car les deux enfants franchirent de nouveau la porte fermée par un rideau pour nous apporter encore du pain et du fromage. Comme ils déposaient les plats par terre, je sentis un effluve marin, cette bouffée de sel et d’algue qui avait accompagné l’apparition, mais les enfants repartirent de l’autre côté du rideau et l’odeur s’évanouit avec eux.

« Alors, dit Merlin, de l’air satisfait d’un homme qui vient d’avoir le dernier mot, Mordred a-t-il des enfants ?

— Plusieurs, probablement, répondis-je. Il n’arrêtait pas de violer des filles.

— Comme tous les rois, dit Merlin avec insouciance, et aussi les princes. Violes-tu les filles, Gauvain ?

— Non, Seigneur. » Cette suggestion parut le choquer.

« Mordred a toujours été un violeur, reprit Merlin. Il tient ça de son père et de son grand-père, pourtant je dois dire qu’ils étaient tous deux bien plus gentils que lui. Uther ne pouvait pas résister à un joli minois. Ni même à un vilain visage, quand cela le prenait. Mais Arthur ne s’est jamais adonné au viol. En cela, il te ressemble, Gauvain.

— Je suis ravi de l’entendre, dit le jeune homme, et Merlin roula des yeux en feignant l’exaspération.

— Alors, qu’est-ce qu’Arthur va faire de Mordred ? me demanda le druide.

— Il va l’emprisonner ici, Seigneur, dis-je en montrant le palais.

— L’emprisonner ! » Merlin semblait trouver ça drôle. « Guenièvre enfermée, l’évêque Sansum sous les verrous... si cela continue, tous ceux qui partagent la vie d’Arthur vont être bientôt mis au cachot ! Nous serons tous au pain moisi et à l’eau. Quel idiot cet Arthur ! Il devrait casser la tête de Mordred. » Celui-ci était enfant lorsqu’il hérita de la couronne et tant qu’il grandit, Arthur exerça le pouvoir royal ; mais lorsque le prince atteignit sa majorité, Arthur, fidèle à la promesse faite au Grand Roi Uther, lui remit le royaume. Mordred ayant abusé de ce pouvoir jusqu’à comploter la mort d’Arthur, complot qui avait encouragé Sansum et Lancelot à la révolte, il fallait maintenant l’emprisonner, mais Arthur entendait bien que le roi légitime de la Dumnonie, dans les veines duquel courait le sang des Dieux, soit traité avec les honneurs, même s’il n’avait plus le droit de gouverner. Il serait tenu sous bonne garde dans ce somptueux palais, jouissant de tout le luxe dont il avait un besoin maladif, mais empêché de nuire. « Alors, tu crois que Mordred a des petits ? me demanda Merlin.

— Des douzaines, je pense.

— S’il t’arrive de penser, dit-il d’un ton cassant. Donne-moi un nom, Derfel ! Donne-moi un nom ! »

Je réfléchis un moment. Mieux que quiconque, je connaissais les fautes de Mordred, ayant été son tuteur, tâche que j’avais mal accomplie, et à contrecœur. Je n’avais jamais réussi à être un père pour lui, et bien que ma Ceinwyn ait tenté de se montrer maternelle, elle aussi avait échoué et le malheureux garçon était devenu rétif et malfaisant. « Il y avait une servante, qu’il a longtemps gardée près de lui.

— Son nom ? demanda Merlin, la bouche pleine de fromage.

— Cywwylog.

— Cywwylog ! » Le nom parut l’amuser. « Et tu dis qu’il a engendré un enfant avec cette Cywwylog ?

— Un garçon, si c’était bien le sien, ce qui est probable.

— Et cette Cywwylog, dit-il en agitant son couteau, où peut-elle bien être ?

— Probablement quelque part dans le coin, répondis-je. Elle n’est pas venue avec nous à Ermid’s Hall et Ceinwyn a toujours supposé que Mordred lui avait donné de l’argent.

— Alors, il l’aimait bien ?

— Je crois que oui.

— C’est un vrai plaisir d’apprendre qu’il y a un peu de bon chez cet horrible garçon. Cywwylog, hein ? Tu peux me la retrouver, Gauvain ?

— Je vais essayer, Seigneur, dit le jeune homme avec empressement.

— Pas seulement essayer, réussir ! répliqua sèchement Merlin. Derfel, à quoi ressemble-t-elle cette fille curieusement appelée Cywwylog ?

— Petite, potelée, brune.

— Cela limite nos recherches à toutes les filles de Bretagne de moins de vingt ans. Peux-tu être plus précis ? Quel âge aurait l’enfant aujourd’hui ?

— Six ans, et si je me souviens bien, il était roux.

— Et la fille ? »

Je secouai la tête. « Assez agréable, mais elle ne m’a pas laissé un souvenir impérissable.

— Toutes les filles laissent un souvenir impérissable, dit fièrement Merlin, surtout celles appelées Cywwylog. Trouve-la, Gauvain.

— Pourquoi voulez-vous la retrouver ? demandai-je.

— Est-ce que je fourre mon nez dans tes affaires ? Est-ce que je viens te poser des questions stupides sur tes lances et tes boucliers ? Est-ce que je t’importune sans cesse de demandes absurdes sur la manière dont tu administres la justice ? Est-ce que je m’occupe de tes récoltes ? En résumé, est-ce que je t’ai empoisonné en me mêlant de ta vie, Derfel ?

— Non, Seigneur.

— Alors je t’en prie, trêve de curiosité à propos de la mienne. Il n’est pas donné aux musaraignes de comprendre les méthodes de l’aigle. Allez, mange ton fromage, Derfel. »

Nimue refusa de manger. Elle boudait, furieuse que Merlin n’ait pas tenu compte de sa remarque, lorsqu’elle avait déclaré que c’était Arthur qui gouvernait réellement la Dumnonie. Merlin ne lui prêtait nulle attention, préférant taquiner Gauvain. Il ne mentionna plus Mordred, ni ce qu’il avait prévu de faire à Mai Dun, bien que, pour finir, il me parlât des Trésors en me raccompagnant jusqu’au portail du palais où Issa m’attendait toujours. Le bâton noir du druide martelait les dalles tandis que nous traversions la cour où la foule avait regardé les apparitions aller et venir. « J’ai besoin de monde, tu comprends, s’il faut évoquer les Dieux, dit Merlin, il y a du travail à accomplir et Nimue et moi ne pouvons pas le faire seuls. Il nous faut une centaine de personnes, peut-être plus !

— Pour faire quoi ?

— Tu verras, tu verras. Gauvain te plaît-il ?

— Il paraît plein de bonne volonté.

— Oh, il l’est, mais qu’y a-t-il admirable à cela ? Les chiens aussi sont pleins de bonne volonté. Il me rappelle Arthur quand il était jeune. Cette envie ardente de faire le bien. » Il rit.

« Seigneur, demandai-je pour être rassuré, qu’arrivera-t-il à Mai Dun ?

— Nous invoquerons les Dieux. C’est une procédure compliquée et je peux seulement espérer l’accomplir comme il faut. Je crains, bien sûr, que cela ne marche pas. Nimue, comme tu t’en es peut-être aperçu, crois que je m’y prends mal, mais nous verrons, nous verrons. » Il fit deux ou trois pas en silence. « Mais si nous réussissons, Derfel, si nous réussissons, alors de quelle vision serons-nous témoins ! Les Dieux se montrant dans toute leur puissance. Manawydan sortant à grands pas de la mer, tout mouillé et magnifique. Taranis ébranlant les cieux de ses éclairs, Bel traînant la foudre dans son sillage, et Don fendant les nuages avec son épée de feu. Voilà bien de quoi épouvanter les chrétiens ! » De joie, il esquissa maladroitement deux pas de danse. « Les évêques en compisseront leurs robes noires, hein ?

— Mais vous n’êtes pas certain de réussir, dis-je, cherchant désespérément à être rassuré.

— Ne sois pas absurde, Derfel. Pourquoi attends-tu toujours de moi des certitudes ? Tout ce que je peux faire, c’est accomplir le rituel et espérer m’en tirer bien ! Mais tu as vu quelque chose, ce soir, non ? Cela ne t’a-t-il pas convaincu ? »

J’hésitai, me demandant si ce à quoi j’avais assisté n’était pas une illusion. Mais quel tour pouvait faire briller la peau d’une jeune fille dans le noir ? « Et les Dieux combattront les Saxons ? demandai-je.

— C’est pour cela que nous les invoquerons, Derfel, répondit patiemment Merlin. Le but, c’est de restaurer la Bretagne telle qu’elle était jadis, avant que sa perfection ait été dégradée par les Saxons et les chrétiens. » Il s’arrêta au portail et regarda fixement la campagne obscure. « J’aime beaucoup la Bretagne, dit-il d’une voix soudain faible. J’aime tellement cette île. C’est un endroit spécial. » Il posa une main sur mon épaule. « Lancelot a incendié ta maison. Où vis-tu maintenant ?

— Il faut que je m’en bâtisse une, dis-je, pensant que ce ne serait pas à Ermid’s Hall où ma petite Dian était morte.

— Dun Caric est vide, et je te laisserai y vivre, à une condition : que lorsque mon œuvre sera accompli et que les Dieux seront avec nous, je puisse venir mourir chez toi.

— Vous pourrez venir y vivre, Seigneur.

— Mourir, Derfel, mourir. Je suis vieux. J’ai une dernière tâche à accomplir, et je m’y attellerai à Mai Dun. » Il laissa sa main sur mon épaule. « Tu crois que j’ignore les risques que je cours ? »

Je sentis la peur en lui. « Quels risques, Seigneur ? » demandai-je, embarrassé.

Une chouette effraie cria dans l’obscurité et Merlin guetta, la tête dressée, un nouvel appel, mais il n’y en eut pas. « Toute ma vie, dit-il au bout d’un moment, j’ai cherché à ramener les Dieux en Bretagne, et maintenant j’en ai les moyens, mais j’ignore si cela marchera. Ou si c’est vraiment moi qui dois accomplir les rites. Ou si même je vivrai assez pour voir cela arriver. » Sa main se resserra sur mon épaule. « Va, Derfel, dit-il. Va. Il faut que je dorme, car demain je pars pour le sud. Mais viens en Dumnonie, au Samain. Viens voir les Dieux.

— J’y serai, Seigneur. »

Il sourit et s’en alla. Je revins au Caer, stupéfait, plein d’espoir et assailli de peurs, me demandant où la magie nous conduirait, et si elle nous emmènerait vraiment ailleurs qu’aux pieds des Saxons qui reviendraient au printemps. Car si Merlin ne parvenait pas invoquer les Dieux, la Bretagne serait à coup sûr condamnée.

 

*

 

Lentement, comme se clarifie une mare qu’une agitation a rendue bourbeuse, la Bretagne se calma. Lancelot, craignant la vengeance d’Arthur, alla se tapir à Venta. Mordred, notre roi légitime, vint à Lindinis où on lui rendit les honneurs ; mais il était entouré de lanciers. Guenièvre demeura à Ynys Wydryn sous le regard impitoyable de Morgane, tandis que Sansum, l’époux de cette dernière, était emprisonné dans les appartements réservés aux invités d’Emrys, l’évêque de Durnovarie. Les Saxons se retirèrent derrière leurs frontières, bien qu’une fois les moissons engrangées on les pillât sauvagement de part et d’autre. Sagramor, le commandant numide d’Arthur, gardait la frontière saxonne tandis que Culhwch, le cousin d’Arthur, redevenu une fois encore l’un de ses chefs de guerre, surveillait la frontière belge de Lancelot depuis notre forteresse de Dunum. Notre allié Cuneglas, le roi du Powys, laissa une centaine de lanciers sous le commandement d’Arthur, puis regagna son royaume ; en cours de route, il rencontra sa sœur, la princesse Ceinwyn, qui rentrait en Dumnonie. Ceinwyn était ma femme comme j’étais son homme, bien qu’elle ait fait le serment de ne jamais se marier. Elle arriva au début de l’automne, avec nos deux filles, et je confesse que je n’avais pas été vraiment heureux jusqu’à son retour. Je me rendis à sa rencontre sur la route, au sud de Glevum, et l’étreignis longtemps, car par moments j’avais pensé ne plus jamais la revoir. C’était une beauté, ma Ceinwyn, une princesse aux cheveux d’or qui, jadis, longtemps auparavant, avait été fiancée à Arthur et, après que notre chef eut rejeté ce mariage politique pour épouser Guenièvre, sa main fut promise à d’autres grands princes, mais nous nous sommes enfuis tous deux, et je ne crains pas de dire que ce fut une bonne chose.

Nous avions une nouvelle maison à Dun Carie, à peu de distance au nord de Caer Cadarn. Dun Caric signifie « la Colline près du Joli Ruisseau », et le nom lui convenait car c’était un bel endroit où je pensais que nous serions heureux. Le manoir, en haut de la colline, était en chêne, et son toit en chaume de seigle ; il comptait une douzaine de dépendances entourées d’une palissade délabrée. Les habitants du petit village, au pied de la colline, croyaient le manoir hanté, car Merlin avait laissé un ancien druide, Balise, y habiter jusqu’à sa mort ; mes lanciers l’avaient nettoyé des nids et de la vermine, puis vidé de tout l’attirail du rituel druidique. J’étais certain que les villageois, en dépit de leur peur du vieux manoir, s’étaient déjà emparés des chaudrons, des tripodes et de tout ce qui possédait une certaine valeur, aussi ne restait-il plus qu’à nous défaire des peaux de serpent, des os blanchis et des cadavres d’oiseaux desséchés, tout cela recouvert de toiles d’araignées. Beaucoup de ces ossements étaient humains, et il y en avait de grands tas ; nous enterrâmes ces restes dans des fosses éparses afin que les âmes des morts ne puissent pas se reconstituer et revenir nous traquer.

Arthur m’avait envoyé des douzaines de jeunes gens à entraîner afin d’en faire des soldats et, durant tout l’automne, je leur enseignai l’art de la lance et du bouclier, et une fois par semaine, plus par devoir que par plaisir, je rendais visite à Guenièvre, Ynys Wydryn étant dans le voisinage. Je lui apportais de la nourriture et, lorsque le temps devint froid, j’y ajoutai un grand manteau de fourrure d’ours. Parfois, je lui amenais son fils, Gwydre, mais elle n’était pas vraiment à l’aise avec lui. Ses histoires de pêche dans le ruisseau de Dun Caric ou de chasse dans nos bois l’ennuyaient. Elle-même aimait chasser, mais ce plaisir ne lui était plus permis, aussi prenait-elle de l’exercice en faisant le tour de l’enceinte du sanctuaire. Sa beauté ne diminuait pas, en fait ses souffrances prêtaient à ses grands yeux une luminosité nouvelle qui leur faisait défaut jusque-là. Jamais elle n’aurait avoué sa tristesse. Elle était trop fière pour cela, mais moi je voyais bien qu’elle était malheureuse. Morgane l’exaspérait, la harcelant de ses prêches chrétiens et l’accusant constamment d’être la putain écarlate de Babylone. Guenièvre endurait cela patiemment et, la seule plainte qu’elle ait jamais formulée, ce fut, au début de l’automne, lorsque les nuits s’allongèrent et que les premières gelées nocturnes blanchirent le fond des talus, de me dire qu’il faisait trop froid dans ses appartements. Arthur y mit fin en ordonnant que Guenièvre puisse brûler autant de bois qu’elle le souhaitait. Il l’aimait toujours, bien qu’il détestât m’entendre mentionner son nom. Quant à Guenièvre, j’ignorais qui elle aimait. Elle me demandait toujours des nouvelles d’Arthur, mais pas une fois ne mentionna Lancelot.

Arthur aussi était prisonnier, mais seulement des tourments qu’il s’infligeait. Son foyer, s’il en eut jamais un, était le palais royal de Durnovarie, mais il préférait parcourir la Dumnonie, de forteresse en forteresse, et nous préparer à la guerre contre les Saxons, qui devait éclater l’année suivante ; pourtant s’il y avait un seul endroit où il passait plus de temps qu’ailleurs, c’était avec nous à Dun Caric. Du haut de notre colline, nous le voyions arriver et, un instant plus tard, un cor résonnait pour nous avertir, tandis que ses cavaliers traversaient le ruisseau avec force éclaboussures. Gwydre descendait en courant à sa rencontre, Arthur se penchait sur la selle de Llamrei et enlevait le petit garçon d’un geste vif avant d’éperonner sa monture jusqu’à notre portail. Il montrait de la tendresse pour son fils, en fait pour tous les enfants, mais avec les adultes, il arborait une retenue glaciale. L’Arthur de jadis, plein d’un enthousiasme joyeux, avait disparu. À Ceinwyn seule, il dénudait son âme et lorsqu’il venait à Dun Caric, il s’entretenait avec elle pendant des heures. Ils parlaient de Guenièvre  – de qui d’autre ? « Il l’aime toujours, me dit Ceinwyn.

— Il devrait se remarier, dis-je.

— Comment le pourrait-il ? Il ne pense à personne d’autre.

— Que lui as-tu dit ?

— De lui pardonner, bien sûr. Je doute qu’elle recommence à faire des bêtises, et si cette femme le rend heureux, il devrait ravaler sa fierté et la reprendre.

— Il est trop orgueilleux pour ça.

— De toute évidence », dit-elle d’un air désapprobateur. Elle posa sa quenouille et son fuseau. « Je pense que, peut-être, il a besoin, d’abord, de tuer Lancelot. Cela lui ferait du bien. »

Arthur essaya, cet automne-là. Il mena une attaque-surprise sur Venta, la capitale de Lancelot, mais celui-ci eut vent de l’affaire et s’enfuit auprès de Cerdic, son protecteur. Il emmena avec lui Amhar et Loholt, les fils qu’Arthur avait eus de sa maîtresse irlandaise, Ailleann. Les jumeaux n’avaient jamais accepté leur statut de bâtards et s’étaient ralliés aux ennemis de leur père. Arthur ne trouva pas Lancelot, mais ramena un riche butin de céréales dont nous avions grand besoin car les troubles de l’été avaient inévitablement affecté notre moisson.

Deux semaines avant Samain, dans les jours qui suivirent son incursion à Venta, Arthur revint nous voir, à Dun Caric. Il avait encore maigri et son visage était plus décharné que jamais. Cet homme n’avait jamais été effrayant, mais il était devenu si réservé qu’on ne savait pas ce qu’il pensait, et cette réticence lui prêtait un air de mystère, tandis que la tristesse de son âme le durcissait. Il avait toujours été lent à la colère, mais maintenant il s’emportait à la moindre provocation. Cette rage se tournait surtout contre lui-même, car il se prenait pour un raté. Ses deux aînés l’avaient abandonné, son mariage avait mal tourné et la Dumnonie s’était du même coup affaiblie. Il avait cru pouvoir en faire un royaume parfait, un lieu de justice, de sécurité et de paix, mais les chrétiens avaient préféré y semer le carnage. Il se reprochait de ne pas avoir prévu la rébellion, et maintenant, dans le calme qui suivait la tempête, il doutait de sa propre vision. « Il faut seulement se fixer pour but des petites choses, Derfel », me dit-il ce jour-là.

C’était une parfaite journée d’automne. Le ciel se pommelait de nuages si bien que des taches de soleil couraient sur le paysage jaune brun. Arthur, pour une fois, ne chercha pas la compagnie de Ceinwyn, mais m’entraîna dans un petit pré, à l’extérieur de la palissade maintenant réparée de Dun Caric d’où il contempla d’un air morose le Tor qui se dressait à l’horizon. Il regardait fixement Ynys Wydryn, où se trouvait Guenièvre. « Des petites choses ? lui demandai-je.

— Vaincre les Saxons, bien sûr. » Il fit la grimace, sachant que battre les Saxons n’était pas une petite chose. « Ils refusent de parlementer. Si j’envoie des émissaires, ils les tueront. Ils me l’ont dit la semaine dernière.

— Qui ? demandai-je.

— Eux », confirma-t-il d’un air sinistre, faisant allusion à Cerdic et à Aelle. Autrefois, les deux rois saxons étaient toujours en train de se battre, et nous les y encouragions en pratiquant généreusement la corruption, mais maintenant ils appliquaient la leçon qu’Arthur avait si bien enseignée aux royaumes bretons : seule l’union mène à la victoire. Les deux monarques saxons avaient joint leurs forces pour écraser la Dumnonie et leur décision de ne recevoir aucun émissaire était un signe de leur résolution, ainsi qu’une mesure de protection. Les messagers d’Arthur auraient pu apporter des présents susceptibles de refroidir l’ardeur belliqueuse de leurs chefs de clans, et tous les émissaires, si désireux qu’ils soient d’obtenir la paix, servent à espionner l’ennemi. Cerdic et Aelle ne voulaient pas courir ce risque. Ils avaient l’intention d’enterrer leurs différends et d’unir leurs forces pour nous écraser.

« Je croyais que la peste les avait affaiblis, dis-je.

— Des troupes fraîches sont arrivées, Derfel. Nous apprenons tous les jours que leurs bateaux atterrissent et chacun d’eux est plein d’âmes avides. Ils savent que nous sommes faibles, aussi des milliers d’entre eux arriveront l’an prochain, des milliers de milliers. » Arthur semblait se délecter de cette sombre perspective. « Une horde ! Peut-être est-ce ainsi que nous finirons, toi et moi ? Deux vieux amis, bouclier contre bouclier, le crâne fendu par les haches des barbares.

— Il y a de pires manières de mourir, Seigneur.

— Et de meilleures », dit-il avec brusquerie. Il regardait fixement le Tor ; en fait, chaque fois qu’il venait à Dun Caric, il s’asseyait sur le versant ouest, jamais sur la pente orientale, ni sur celle qui, au sud, faisait face à Caer Cadarn, mais toujours ici, pour regarder de l’autre côté du val. Je savais à quoi il pensait et il savait que je le savais, mais il se refusait à mentionner son nom car il ne voulait pas que je sache qu’il s’éveillait chaque matin en pensant à elle, et priait chaque soir qu’elle vienne hanter ses rêves. Il prit soudain conscience de mon regard et reporta son attention sur le pré où Issa entraînait les garçons au combat. L’air automnal retentissait du choc violent des hampes et de la voix rauque d’Issa leur criant de garder les fers bas et les boucliers hauts. « Comment sont-ils ? demanda Arthur en montrant les recrues d’un hochement de tête.

— Comme nous il y a vingt ans, dis-je, quand nos aînés disaient que nous ne deviendrions jamais des guerriers, et dans vingt ans d’ici, ces garçons diront la même chose à leurs fils. Ils seront bons. Une bataille leur donnera du piment, et après cela, ils s’avéreront aussi utiles que n’importe quel guerrier de Bretagne.

— Une bataille, dit Arthur d’un ton lugubre, nous n’en aurons peut-être qu’une seule. Quand les Saxons arriveront, Derfel, ils nous surpasseront en nombre. Même si le Powys et le Gwent nous envoient tous leurs hommes. » Il énonçait là une amère vérité. « Merlin me dit que je ne devrais pas m’inquiéter, ajouta Arthur d’un air sarcastique, il dit que le rituel qu’il va accomplir à Mai Dun rendra la guerre inutile. Es-tu allé voir le palais ?

— Pas encore.

— Des centaines d’idiots trament du bois de chauffage au sommet. Quelle folie. » Il cracha sur la pente. « Je n’ai pas confiance dans les Trésors, Derfel, mais dans les murs d’écus et dans les lances bien aiguisées. Et j’ai un autre espoir. » Il fit une pause.

« Lequel ? » le pressai-je de me dire.

Il se retourna pour me regarder. « Si nous arrivons à diviser une nouvelle fois nos ennemis, nous aurons encore une chance. Si Cerdic vient seul, nous pourrons le défaire, pourvu que le Powys et le Gwent nous aident, mais je ne peux pas vaincre Cerdic et Aelle ensemble. Il se pourrait que je gagne si j’avais cinq années pour reconstituer mon armée, mais d’ici au printemps, cela m’est impossible. Notre seul espoir, Derfel, c’est que nos ennemis se brouillent. » C’était notre ancienne manière de faire la guerre. Donner de l’argent à un roi saxon pour qu’il combatte l’autre, mais d’après ce qu’Arthur m’avait dit, les Saxons avaient veillé à ce que cela n’arrive pas cet hiver. « J’offrirai à Aelle une paix perpétuelle, poursuivit Arthur. Le droit de garder tous les territoires qu’il occupe actuellement et tous ceux qu’il pourra prendre à Cerdic, lui et ses descendants régneront sur ces terres à jamais. Tu me comprends ? Je lui céderai ce pays à perpétuité, s’il veut seulement faire cause commune avec nous dans la guerre qui se prépare. »

Je ne dis rien durant un moment. L’Arthur de jadis, celui qui avait été mon ami avant cette nuit, dans le temple d’Isis, n’aurait jamais proféré ces paroles, car elles étaient dépourvues de véracité. Aucun homme ne céderait la terre de Bretagne aux Saïs. Arthur mentait dans l’espoir qu’Aelle croirait à ce mensonge, et dans quelques années, mon seigneur violerait sa promesse et l’attaquerait. Je le savais, mais me gardais bien de mettre en question ce mensonge, car alors je ne pourrais plus faire semblant d’y croire. Au lieu de cela, je rappelai à Arthur un ancien serment qui avait été enterré sous une pierre, à côté d’un arbre très lointain. « Tu as juré de tuer Aelle. As-tu oublié ce serment ?

— Je n’accorde plus d’importance aux serments, maintenant », dit-il froidement, puis sa colère éclata à nouveau. « Et pourquoi le devrais-je ? Est-ce que quelqu’un a jamais tenu un serment envers moi ?

— Moi, Seigneur.

— Alors, obéis-moi, Derfel, dit-il d’un ton cassant, et va trouver Aelle. »

J’avais deviné qu’il allait me le demander. Je ne répondis pas tout de suite, mais regardai Issa pousser ses jeunes gens à former un mur de boucliers qui me paraissait branlant. Puis je me tournai vers Arthur. « Je croyais qu’Aelle avait promis la mort à tes émissaires ? »

Arthur ne me regarda pas. Ses yeux restèrent fixés sur ce lointain monticule vert. « Les anciens disent que l’hiver sera rigoureux cette année, et je veux la réponse d’Aelle avant la tombée de la neige.

— Bien, Seigneur. »

Il avait dû entendre le chagrin qui imprégnait ma voix car il se tourna de nouveau vers moi. « Aelle ne tuera pas son propre fils.

— Espérons que non, Seigneur, répliquai-je sans me fâcher.

— Alors, va le trouver, Derfel », dit Arthur. Pour ce qu’il en savait, il venait de me condamner à mort, mais il ne montrait aucun regret. Il se leva et brossa les brins d’herbe accrochés à sa cape blanche. « Si nous pouvons battre Cerdic au printemps, alors nous reconstituerons la Bretagne, Derfel.

— Oui, Seigneur », dis-je. Il rendait tout si simple : rien que battre les Saxons, puis reconstituer la Bretagne. Je réfléchis qu’il en avait toujours été ainsi : une dernière grande tâche à accomplir et, forcément, les plaisirs s’ensuivraient. On ne savait pas pourquoi, cela n’avait jamais marché, mais maintenant, en désespoir de cause et pour nous donner une dernière chance, je devais aller voir mon père.

Excalibur
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